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Si tout le monde visualise le « bleu Klein », qui connaît le « bleu Asse » ? Le premier fit l’objet d’un brevet et d’une publicité immédiate à la fin des années 1950. Associé au nouveau réalisme et à l’abstraction géométrique, le bleu Klein fait partie de notre paysage mental. Tout aussi magnifique, le bleu Asse est atmosphérique, saturé, subtil et changeant. Mais il a été inventé par une femme, dont la notoriété est restée confinée. Discrète et pourtant capitale, Geneviève Asse s’en est allée sur la pointe des pieds le 11 août, à 98 ans. Si sa vocation artistique s’est vite déclarée (en 1940, à 17 ans, elle était inscrite aux Arts déco de Paris), elle n’a pas hésité à rejoindre son frère dans la résistance contre l’occupation allemande. Elle conduit des ambulances de la 1re DB, prend part aux campagnes de libération d’Alsace puis d’Allemagne, et participe à la libération du camp de concentration de Terezín. Après la guerre, la franc-tireuse simplifie son style, jusqu’à l’épure, mais sans aller jusqu’à l’abstraction géométrique. C’est là qu’elle invente un bleu, son bleu, aux nuances immenses, qui creuse l’espace et accueille le regard sans l’arrêter. La peintre y projette le ciel, la mer, mais aussi la pensée – elle illustre les plus grands écrivains de son temps et écrit elle-même de la poésie. Mais elle met dix ans à accrocher sa première exposition, à la galerie Michel Warren à Paris, en 1954.
RECONNAISSANCE TARDIVE
En fait, la vie de Geneviève Asse raconte l’histoire des femmes dans l’art en général et dans l’abstraction en particulier : celle de l’oubli, au pire, d’une reconnaissance tardive, au mieux, d’une présence amoindrie dans les musées et d’une valeur marchande au rabais. C’est aussi ce que raconte l’exposition « Elles font l’abstraction », présentée au Centre Pompidou jusqu’au 23 août. Chez les hommes artistes, la couleur est une carrière, généralement héroïque et internationalement reconnue. Le noir de Soulages, le bleu de Klein et les rouges de Rothko assurent à leurs détenteurs des valeurs à neuf chiffres. Reconnaître aux femmes la monochromie est bien plus compliqué.
Elles sont pourtant plusieurs à s’y être essayées brillamment. Ainsi, le dialogue obsessionnel que Geneviève Asse instaure entre les lignes et les brumes de couleur n’a rien à envier à celui de l’Américaine Agnès Martin (1912-2004), qui fut la première à valoir presque autant que les hommes. On aurait pu aussi l’associer à l’expressionnisme abstrait ou au color field painting, deux autres mouvements où les femmes trouvent une place légitime – la redécouverte et le rattrapage des prix de l’œuvre d’Helen Frankenthaler il y a dix ans, ou récemment de Joan Mitchell, prouvent qu’une histoire paritaire s’écrit avec des mots, des chiffres… et de la patience.
De la patience, Geneviève Asse en a eu. Elle dut attendre d’avoir 40 ans pour être exposée régulièrement en galerie (Krugier et Cie à Genève, Catherine Putman puis Laurentin à Paris), 65 ans pour une exposition muséale à Paris (au Musée d’art moderne de la ville de Paris) et 90 ans pour une rétrospective (au Centre Pompidou). Elle a maintenant sa place dans l’éternité.
Camille Morineau dirige l’association Aware (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions), qui œuvre à rendre visibles les femmes artistes. awarewomenartists.com